Le syndrome de l’imposteur
Je publie régulièrement des photographies sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram et Twitter). J’utilise ces canaux pour partager mon travail, mais aussi pour susciter des réflexions. Je cherche à interroger l’amateur·ice de la chose ferroviaire. La démarche est singulière dans le milieu et elle s’écarte de la manière classique de montrer le monde du train en général. Souvent, l’intérêt porte sur le type de matériel représenté.
Les réactions des abonné·e·s à ces trois images ont été captivantes et, je dois l’avouer, inattendues. Bien évidemment, je partage mes travaux avec l’intention d’être regardé. Mais comme je l’expliquais dans le billet revenant sur l’année 2020, je suis plutôt habitué à une absence de commentaires. Ensuite, j’ai toujours une certaine crainte quand je propose des visions singulières, voire hors cadres, hors règles. Je vois là une sorte de « syndrome de l’imposteur ». Je suis un conducteur de train qui fait des photos. J’ai du mal à me donner le titre de photographe (qui induit une notion d’art que mes productions reflètent difficilement selon moi).
Prenons l’exemple de la troisième image (publiée le 28 septembre 2020). Elle est « floue ». Je suppose que certain·e·s trouveront que je ne manque pas d’air pour assimiler des vues ratées à un travail original. Je comprends la remarque et j’accepte complètement qu’on ne soit pas attiré par ce genre de traitement. Je peux cependant vous assurer que j’ai délibérément modifié la mise au point de mon objectif pour obtenir le résultat final. Sur le moment, je sentais que la scène avait là un potentiel créatif. Adapter ma prise de vue pour qu’elle soit floue m’a semblé la meilleure réponse technique à cet appel intérieur.
26 septembre 2020
Le faible trafic transmanche me permet de replonger dans mes catalogues de photographies. J’en profite pour travailler des images « détectées candidates » à un traitement monochrome.
Voici une vue prise au début de cette année, en gare de Clapham Junction, près de Londres. Pendant la traversée de la passerelle principale, j’ai aperçu cet homme qui regardait passer les trains. J’ai donc sorti l’appareil et j’ai cadré « à l’instinct ». La photo n’est pas parfaite techniquement, mais le ressenti est là.
La composition est manifestement faible. La personne n’est pas placée à un point fort de l’image et les sièges, à droite, perturbent l’équilibre de l’ensemble. Comme je l’ai rapidement décrit, cette scène m’est apparue pendant que je marchais pour me rendre d’un quai à un autre. J’étais dans le flux des voyageurs et j’ai découvert cet homme qui regardait les trains (ou peut-être rêvait-il ?). La chose qui m’est venue à l’esprit était d’exposer correctement afin de voir la scène ferroviaire reconnaissable. Cette dernière était en pleine lumière et le personnage dans un endroit sombre.
Le passage en monochrome m’a permis de retirer les couleurs vives des rames, de sortir de la photo documentaire. Sans couleurs, il ne reste plus que le sentiment que je veux transmettre. J’ai accentué cette sensation en ajoutant du grain et du vignettage.
« Ce regard porté vers les trains qui arrivent et repartent emmenant leur flot de voyageurs… Ça apporte une touche de mystère… » Ce premier commentaire semble indiquer que mes efforts ont porté leurs fruits. J’apprécie particulièrement ces mots, car ils montrent que le lecteur s’est approprié la scène pour en tirer un ressenti propre. Une seconde personne a précisé : « Elle [la photographie] démontre bien qu’il faut savoir saisir l’instant présent. » Ce comportement n’est pas naturel dans ma façon de photographier. Je dois le travailler et, en faisant ainsi, sortir de ma zone de confort. « Photographier (dans) l’instant présent » contribue à la formation de mon regard et j’espère partager d’autres travaux sur ce sujet dans le futur.
27 septembre 2020
Je poursuis mes traitements monochromes des images réalisées au début de cette année. Comme hier, je vous propose une photo extraite de ma série produite en gare de Clapham Junction, dans la banlieue sud de Londres. Cette bifurcation est connue pour l’importance de son trafic voyageur, uniquement composé de matériel thermique et électrique alimenté en courant grâce au « troisième rail ».
Depuis quelques années, l’horizon se peuple de constructions. Le secteur devient « tendance » et les condominiums pour gens fortunés poussent comme des champignons. Il est à parier que, dans moins d’une décennie, la gare sera noyée au milieu des immeubles, à l’instar de Vauxhall, plus au nord.
Cette image est celle qui a provoqué le moins de réactions des trois proposées. À première vue, elle n’est pas originale. Vous pouvez y voir un train, des tours et le nom de la gare. Vous trouvez là les éléments d’une bonne photo descriptive et elle pourrait même illustrer un article sur ce carrefour ferroviaire.
Mon intention photographique était tout autre, plutôt centrée sur la technique photographique en elle-même. J’ai travaillé ici avec les lignes horizontales (train, quai, nom de la gare) et verticales (bâtiments, lampadaires) qui se coupent à angle droit. Cette caractéristique donne une grande stabilité à la composition. J’ai soigné cet aspect géométrique lors du post-traitement en corrigeant les perspectives sous Lightroom afin d’obtenir un résultat le plus rectiligne possible. La conversion monochrome cherche à renforcer ces lignes, éléments constitutifs de l’image.
Au-delà de la recherche d’une certaine beauté géométrique (le matheux en moi s’est réveillé un instant !), je cherchais une façon jolie de montrer la transformation du paysage. Je connais ce secteur depuis longtemps. Les premiers trains Eurostar empruntaient les voies à quelques centaines de mètres de là. Leurs passagers pouvaient découvrir les maisons de la banlieue et, au loin, la silhouette de la ville de Londres. Au fil des années et de la spéculation immobilière, les tours ont poussé comme des champignons. Aujourd’hui, la voie ferrée est « enfermée » dans une forêt de bâtiments. La verticalité des édifices vient trancher l’horizontalité de la plateforme ferroviaire. Et cette invasion atteint désormais des villes aussi éloignées que Clapham.
28 septembre 2020
Je termine mon triptyque sur la gare de Clapham Junction. Ce soir, je vous propose d’abandonner vos repères habituels. Ne cherchez pas, cette photo est « floue » et non, ce n’est pas une erreur de mise au point !
L’obscurité de la nuit s’installant, j’ai voulu montrer les formes et les masses des arbres et des bâtiments. J’ai souhaité mettre en scène les sources lumineuses aux nombreuses couleurs. La Ville et la scène ferroviaire ont alors des allures de décorations de Noël.
J’ai choisi ce cadrage avec la voie ferrée qui guide le regard jusqu’à la zone brillante et chamarrée. J’ai renforcé cette impression grâce au filtre radial de Lightroom.
Celles et ceux qui connaissent un peu mon travail photographique savent mon intérêt pour « l’abstraction ferroviaire ». Pour faire simple, il s’agit de retirer un maximum d’éléments qui construisent l’image afin de ne garder que des formes, des masses ou des couleurs. Le but est atteint lorsque l’appartenance ferroviaire reste perceptible ou se devine et se comprend. Ce cliché est de cette inspiration même si beaucoup de choses sont identifiables. La suppression de la netteté escomptée, « normale », est une première étape dans l’interprétation de la réalité.
Cette publication a reçu des commentaires positifs et ravis. Je n’en attendais pas autant, je le reconnais. Je suppose que je peux y déceler un encouragement pour présenter des travaux qui sortent de l’ordinaire. Cette photographie n’est pas parfaite d’un point de vue technique. La composition est perfectible. L’emploi d’une plus longue focale permettrait d’isoler les arbres sur la gauche et de se concentrer sur la ville. Comme je l’ai précisé dans la publication originale, j’ai ajouté un filtre radial pour obscurcir la scène. J’ai cherché à amplifier l’ambiance sombre de cette soirée pluvieuse et ainsi confirmer la puissance des points de couleur.
Exposer l’invisible du quotidien
Ces trois photographies constituent une tentative de ma part pour dépeindre mon impression en gare de Clapham Junction, un soir d’hiver. Vous pouvez les apprécier individuellement, mais aussi comme un tout.
J’ai partagé avec vous quelques commentaires publiés directement sur ma page. Quelques jours après cette mise en ligne, j’ai reçu cette lettre de Julien en réaction à ces parutions. Il y présente son interprétation personnelle ainsi que son ressenti face à ces images. Il a accepté que je reproduise ses mots ici.
Invitation au voyage.
D’habitude [le photographe] conduit des Eurostar. Tout va vite, on est à l’heure. L’Eurostar, c’est le voyage aseptisé, standardisé, dans une conception bien particulière, fonctionnaliste, tellement éloignée du sens profond du voyage. Plus largement, le paradigme des trains à grande vitesse.
Faudrait-il diminuer la vitesse pour changer notre perception du voyage ? C’est une piste que [Renaud] travaille dans sa photographie ferroviaire. Un style très pointu millimétré, apparemment compris par une caste de passionnés. À première vue seulement. [Sa] spécialité, c’est de capturer des instants fugaces avec un ou des flashs qui figent la scène et modifient la perception des volumes et des perspectives, voire les écrasent un peu. [Il] compose des natures mortes ferroviaires […].
Mais cette série-là donne autre chose à voir. J’ai été immédiatement attiré. On voit du train, je suis content, invétéré ferroviphile que je suis. Ou ferrovipathe. Je ne sais jamais quel camp choisir. Le suffixe -pathe me donne toujours une connotation pathologique. En est-on à ce point quand on aime les trains immodérément ? Pourrait-on faire une gradation du niveau atteint par le virus « ferro » ? […] Ici, on montre à voir cette idée fondamentale du voyage. Le voyage essentiel, celui de tous les jours, la migration pendulaire qui représente, pour beaucoup, des heures entières. En pure perte.
Et cette série est essentielle. Un triptyque un brin hétéroclite, qui nous expose ce qui devient à nos yeux invisible au quotidien. C’est tout le paradoxe qui structure mes propres recherches. Je ne pouvais résister à poser quelques phrases.
Cette silhouette, c’est peut-être ce moi, ou un autre. Comme une ombre éthérée dans un couloir de transit ou une salle d’attente peut-être. Penché vers les trains, en dessous. Cette ombre se fond dans le décor. De toute façon, on ne se regarde plus dans ces zones de passage. On presse le pas. On est en retard. Si on lève les yeux, on risquerait de croiser cette silhouette, notre reflet. Elle nous dérangerait, nous interpellerait dans son insolente nonchalance, indubitablement. Alors on baisse la tête et on accélère le pas. Le contraste fort renforce ce sentiment. Et le déséquilibre des lignes nous amène dans une perception bancale. Cet instant prélevé est immédiat. Il nous questionne. Le temps est arrêté dans un espace où il ne doit pas s’arrêter.
Le deuxième tableau est plus net, frontal. Deux forces, rapides, perpendiculaires… c’est brutal, voire brutaliste. Avec des cadres qui se font écho, qui nous donnent à voir un kaléidoscope urbain. Composée parfaitement l’image est complexe, son iconicité est forte. Cette rame horizontale est posée, fragile, instable, rendue invisible sur ces quais de gare. Vides. Déshumanisés. Encore une fois, le temps est arrêté. La rame va repartir et les immeubles continuer à croître dans leur verticalité incontrôlable. Il est tard maintenant. L’image a stoppé ce cycle, fige l’horizon d’une banlieue impersonnelle.
Dans ce troisième tableau. La couleur vient brusquement nous arracher à notre torpeur comme un réveil salvateur. On est dans la dernière voiture, dans le sas, on quitte la ville, le temps est perceptible, allongé et élastique, flou juste, ce qu’il faut pour laisser la place à l’imagination du spectateur. Et ça, c’est très bien réussi ici, elle est contemplative en quelque sorte. Elle nous ramène au voyage, le vrai, l’échappatoire.
Julien B.
J’ai lu et relu ce courrier, en particulier les passages qui décrivent ce que les images, les « tableaux », évoquent à Julien. Il est tellement rare pour un·e photographe de connaître les ressentis des gens qui découvrent le travail présenté !
Je ne publie pas cette lettre pour me lancer des fleurs. Je veux montrer l’intérêt que peuvent apporter des regards moins conventionnels, et surtout personnels, sur le monde des chemins de fer. Il faut oser suivre son instinct et partager son interprétation. Nous avons toutes et tous à apprendre et à découvrir — et redécouvrir — le monde qui nous entoure, notre domaine de prédilection : le train et son univers.
Utilisation des clichés de cet article
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