Mardi 23 mai 2023. L’information tombe : Fret SNCF, c’est fini. Les libéraux européens qui font la loi depuis leurs bureaux feutrés de Bruxelles ont une nouvelle fois gagné. La branche marchandise de la SNCF doit disparaître.
Même si je ne suis pas concerné, cette nouvelle me bouleverse. Je connais plusieurs conducteurs qui travaillent pour Fret et j’imagine leur désarroi, leurs angoisses. Je l’ai vécu dans une certaine mesure à un moment où Eurostar vivait une période difficile. Tout (et n’importe quoi) se disait et s’écrivait sur le futur de mon entreprise, mon futur. J’avais alors le sentiment de ne pas avoir prise sur ce qui se passait, comme si le sol se dérobait sous mes pieds.
Et puis, j’ai, une fois de plus, cette sensation que ce sont toujours les mêmes qui gagnent et imposent leur agenda : celui du profit, encore et toujours. Des bureaucrates à la solde des lobbies décident pour des hommes et des femmes qui travaillent jour et nuit, quel que soit le temps ou la période de l’année. Tout crie à l’injustice. Je suis blessé, une nouvelle fois.
Dans ces moments particuliers, je me sens illégitime à faire de la photographie ferroviaire.
Dans ces moments particuliers, je me sens illégitime à faire de la photographie ferroviaire. J’ai l’impression de collaborer à l’œuvre destructrice en cours. J’ai déjà ressenti cela en 2019, quand la SNCF historique et publique devenait une société anonyme. J’ai alors produit un projet photo dont le texte est toujours en gestation (preuve peut-être de la difficulté d’exprimer mes émotions en la matière). En ce jour de mai, j’ai donc posé mon appareil photo et pris ma plume pour écrire ce texte. J’y déclare mon estime envers les trains de marchandises et, surtout, à celles et ceux qui les conduisent.
Des souvenirs bien vivants
Photographiquement, les poussiéreuses rames de marchandises ont toujours eu ma préférence. Quand certains couraient faire les CC6500 ou les trains des pointes d’hiver, je restais sur les bords des voies de ma Lorraine natale pour immortaliser les dernières BB12000 ou les vaillantes BB25100. Le vacarme de lourds convois, l’odeur typique des tombereaux qui transportent de la ferraille ou les volutes de poussière blanche des rames uniformes chargées de calcaire me faisaient jubiler.
Conduire la nuit ce type de train est mon plus beau fait d’armes en tant que conducteur. Je considère que c’est en tête des trains de marchandises que j’ai le mieux exprimé mon savoir-faire et, accessoirement, pris le plus de plaisir à la conduite. Rien qu’à écrire ces lignes, des tonnes d’anecdotes refont surface. Je me rappelle comment chaque rame avait sa personnalité : un court convoi de bobines d’acier bien lourd qui accélérait de façon impressionnante à l’approche d’Arras, une longue rame de fret diffus (un mélange de wagons différents) oubliée depuis plus d’une semaine dans le triage de Longueau qui provoquait des réactions disproportionnées au moindre écart de conduite ou bien un train de voiture qui ralentissait dès que la traction était coupée à cause des frottements de l’air.
C’est en partie pour rendre hommage aux collègues du fret que j’ai expérimenté la photo nocturne au flash. Cette période est particulière. Les horaires sont difficiles, en décalage complet avec les cycles naturels et les rythmes de la société « normale ». Le corps paye un important tribut à cette cadence inhabituelle. Et pourtant, il y a quelque chose de magique à conduire de nuit. Celles et ceux qui l’ont pratiqué connaissent ce mélange étrange de fatigue et de puissance, à être les seuls êtres à traverser et observer les paysages endormis.
Mes chers collègues, c’est à vous que je dédie cette série de photographies glanées au cours de nombreuses années. La qualité est inégale, mais ce sont autant de souvenirs de ces trains particuliers. J’espère que les choses évolueront pour le mieux pour chacune et chacun.
Si vous n’êtes pas habitué au contenu que je publie sur ce blogue, vous pouvez être étonné par le ton très personnel, engagé et passionné de cet article. Je ne cherche pas ici à vous narrer l’actualité ferroviaire, d’autres le font très bien. Ce blogue discute de photographies et des émotions qu’elles me procurent. Cela rend les images partagées encore plus vivantes.
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