Si vous suivez mes publications de façon régulière, vous avez certainement vu passer le nom de Richard Steinheimer. Cet artiste américain a beaucoup influencé mon regard sur la photographie ferroviaire, aussi bien du point de vue de la démarche que de la manière de composer une image ou même de post-traiter un cliché. Malheureusement, il est inconnu de la plupart des passionnés français. Comment combler ce vide ? Comment commencer un tel billet et vous donner l’envie de lire et d’en savoir plus ? Comment faire pour partager son approche de la meilleure façon ?
Pour répondre à ces questions, j’ai décidé de publier deux textes sur ce blogue. Le premier évoquera mon histoire, comment Steinheimer a joué un rôle à des moments clés sur mon chemin de créateur. Ensuite, je vous proposerai de découvrir les apports possibles de son travail au photographe de train contemporain.
Ma petite histoire
Je conçois que parler de moi pour introduire une personne telle que Steinheimer peut paraître prétentieux. N’y voyez aucune suffisance, mais bien un hommage à l’homme qui a eu un rôle important dans mon travail créatif, en particulier dans des moments de doutes. Je remercie sa femme, Shirley Burman, qui m’a autorisé à publier des images faites par son mari.
Pour commencer ce récit, je vous propose deux de mes clichés pris au même endroit, sur la ligne Dijon — Toul. Le matériel moteur est le même, une BB26000. La première correspond à mon approche de la photographie ferroviaire avant la découverte de Steinheimer, la seconde après.
La première photo suit les règles de ce qui est désigné comme un « wedgie » en Amérique du Nord. Le train est le sujet majeur, l’angle de prise de vue de trois quarts et le soleil dans le dos du photographe. Certes, la composition en légère contre-plongée donne un effet dynamique, mais la destination du cliché est surtout documentaire. Il intéressera principalement les personnes passionnées qui connaissent les « codes » de lecture qui leurs permettent d’apprécier le contenu de l’image (type de locomotive, sa livrée ou son numéro).
La seconde est très différente et brise même quelques règles établies (contre-jour, queue du convoi coupée). Ici, je photographie aussi bien le train que l’ambiance matinale qui a vu son passage ainsi que l’environnement traversé. Elle est destinée autant à un auditoire d’amateurs qu’à un plus grand public.
Là est la force du message véhiculé par Steinheimer : on peut être un passionné de chemin de fer et avoir une approche artistique de la question !
Qui est Richard Steinheimer ?
Dave Styffe et Ted Benson présentent assez bien ce personnage dans leur livre « Wheels Rolling-West » consacré à la photographie dans l’ouest des États-Unis. Dans le chapitre intitulé Steinheimer and the California consciousness (Steinheimer et la sensibilité californienne), ils écrivent : « Pour Stein, le chemin de fer était plus que du matériel. Sa liste impressionnante de publications a fait la part belle au caractère humain de l’activité ferroviaire, d’une manière que personne n’avait perçue jusque là. Saisir les aspects intangibles de la vie et des traditions, raconter des histoires en utilisant des images, puis combiner tous ces éléments avec la virtuosité d’un artiste-photographe, telle était la signature d’un tirage réussi de Steinheimer. En accordant une grande importance à la créativité et en affrontant des conditions météo difficiles pour donner le meilleur de lui-même, Richard Steinheimer a ouvert un chemin. Un chemin qu’une génération entière de photographes ouest-américains a essayé de suivre. »
Richard Steinheimer est né en 1929. Quelques années après sa mise au monde, ses parents divorcent. Sa mère en a la garde et décide de déménager en Californie pour habiter près de ses proches. Elle s’installe dans une maison construite à quelques dizaines de mètres d’une ligne du Southern Pacific. Le jeune Richard se prend alors de passion pour les trains et les cheminots (il confiera qu’il retrouvait en eux une certaine image paternelle). À 16 ans, il réalise ses premiers clichés : les circulations qui passaient à côté de la résidence familiale. Il puise son inspiration dans les livres de Lucius Beebe, un dandy excentrique qui a donné ses lettres de noblesse à la photographie ferroviaire en Amérique du Nord. Steinheimer débutait une carrière qui allait durer jusqu’en 2000, date à laquelle la maladie d’Alzheimer l’empêche de continuer. Il décède en mai 2011 à l’âge de 82 ans.
Saisir les aspects intangibles de la vie et des traditions, raconter des histoires en utilisant des images, puis combiner tous ces éléments avec la virtuosité d’un artiste-photographe, telle était la signature d’un tirage réussi de Steinheimer.
Le talent de Steinheimer a rapidement été remarqué par le rédacteur de chef de la revue Trains Magazine. David P. Morgan est séduit par la créativité des clichés qui lui sont proposés. En 1949, les lecteurs découvrent une première photographie de cet auteur alors âgé de 20 ans. Elle était la première d’une longue série. Steinheimer écrira plusieurs articles, des photoreportages, ainsi que plusieurs livres.
Son style lui vaudra le qualificatif de « Ansel Adams de la photographie ferroviaire » de la part du directeur du Musée Ferroviaire de Californie dans la nécrologie du Los Angeles Times publiée à sa mort en 2011. Cette même personne précise qu’il a « apporté un volet artistique à un domaine souvent associé à la technologie ». Un élément peu connu, y compris en Amérique, est que Steinheimer a pratiqué la photographie au flash plusieurs années avant Winston Link. Au fil des années, il a documenté les changements dans l’industrie ferroviaire, en particulier la transition de la traction vapeur à la traction diesel. Il allait là où les autres ne voulaient pas, ou n’osaient pas se rendre : dans des conditions climatiques difficiles, la nuit ou depuis des trains en mouvement. Son style peut être qualifié d’expérimental.
Un remède à l’ennui
De 1995 à 2005, j’ai eu la chance de publier certains de mes clichés dans des magazines ferroviaires français. Le trafic était intense dans l’est de la France et la diversité du matériel roulant important. Je parcourais les différentes lignes de Lorraine avec mon Minolta Dynax 7 chargé en pellicule Fujichrome. J’ai pourtant ressenti une certaine lassitude dans ma pratique de la photo. Je ne souhaitais pas faire des centaines de kilomètres pour aller dans d’autres régions ni couvrir des « events » comme les pointes alpines. Malgré le fait de voir mes images dans des revues, je trouvais que je cadrais tout le temps de la même manière, avec les mêmes éclairages.
Cette période d’ennui créatif a coïncidé avec mon exploration du Canada et de l’Amérique du Nord (et pour des raisons non ferroviaires). Naturellement, je me suis intéressé aux trains et aux publications locales. J’ai été scotché par Trains Magazine et CTC Board : la mise en page, la diversité des sujets traités et surtout le choix des illustrations. J’ai découvert des cadrages avec des « trains qui s’en vont », des profils avec la rame coupée ou même des vues entièrement à contre-jour. Bref, dans ces pays-continents, la photographie ferroviaire était considérée comme un art à part entière. En cherchant des noms des auteurs des clichés qui m’attiraient le plus, j’ai trouvé celui de Richard Steinheimer.
En 2006, j’achète mon premier « beau livre » américain. Il s’appelle « A Passion for Trains : the Railroad Photography of Richard Steinheimer » et a été écrit par Jeff Brouws. Je découvre des images carrées très bien reproduites et d’un format généreux. J’y lis la vie de Steinheimer, et apprends qu’il se désigne comme un « train buff » (un fana de train). Je réalise qu’on peut rester au bord des voies pendant des heures, suivre l’actualité ferroviaire tout en faisant de l’art. Car les clichés que j’ai devant mes yeux s’avèrent de véritables chefs-d’œuvre monochromes. Les contre-jours mettent en valeur le graphisme des infrastructures, les conditions climatiques extrêmes renforcent la puissance des locomotives et la présence d’êtres humains dans certaines compositions crée une émotion palpable. J’aborderai en détail tous ces éléments dans un second billet.
Toujours est-il qu’en cet instant d’ennui abyssal dans mon hobby, je retiens qu’on peut s’exprimer artistiquement sur un sujet aussi terre à terre que le train. Je commence à produire des clichés face au Soleil, à couper la queue des convois… autant de « règles » de la « belle » photo ferroviaire imposée par les magazines (et qui sont toujours tenaces dans la communauté). J’essaye de donner plus d’espace à l’environnement, mais cet aspect est assez difficile pour moi à mettre en œuvre. Il me faudra de longues années pour appréhender cette notion.
À l’issue de cette première « rencontre », je me passionne pour le monochrome numérique. Je réalise qu’il a toute sa place en ce début de 21e siècle. En effet, je me rends compte que le noir et blanc permet de renforcer le côté graphique et de représenter l’essence d’une scène. Cette ébullition créative mènera naturellement à l’aventure collective du projet Images & Trains.
Des retrouvailles dans un moment de doute
2019 a été l’année où ce qui restait de la grande époque de la SNCF, celle d’une entreprise « au service du public », a été effacé. La SNCF que j’appréciais est morte, tuée par des dirigeants qui obéissaient à un gouvernement néo-libéral. Tout ce qui faisait le fondement même du chemin de fer, son ADN, a été scientifiquement et méticuleusement démantelé. Cette année-là, l’accès des quais aux voyageurs qui n’ont pas de billet est empêché grâce à des portiques de contrôle. Finies les scènes des au revoir, les cœurs tracés sur la crasse des vitres et les yeux rougis des amoureux qui se quittent. Les cheminots tentent de faire avorter ce funeste projet en faisant grève, en vain.
Je n’ai jamais épousé la mentalité de « famille cheminote », mais le démantèlement de la SNCF, dans ses détails les plus intimes, ne m’a pas laissé indifférent. Au-delà des questions évidentes sur mon avenir professionnel, j’ai réalisé que les choix politiques concernant les chemins de fer s’insinuaient dans ma création photographique. En continuant à mettre en image le train et son univers, j’avais l’impression de donner un aval à ce qui se passait. J’étais un vulgaire collabo au même titre que le petit chef qui mettait du zèle à appliquer les ordres venus d’en haut. Je ne pouvais plus participer à cela !
Le plus naturellement du monde, je me suis dit que le temps d’arrêter la photographie ferroviaire était arrivé. Après presque vingt-cinq années de pratique, c’était le moment de faire autre chose. « 1995–2020, 25 ans de photos », voilà qui était un résumé efficace. J’ai écrit un billet complet où j’expliquais dans le détail le pourquoi de cet arrêt définitif.
Et puis, pendant mes jours de grève, je suis retourné dans mes livres, en particulier ceux consacrés au travail de Richard Steinheimer. Cette fois-ci, ce n’est pas sa technique qui m’a secouru de cette passe difficile. C’est son approche de la photographie ferroviaire, de ses réactions face aux changements qu’il avait pu vivre. J’avais récemment acquis le livre « Done, Honest and True » où Ted Benson dialogue avec Steinheimer sur sa carrière. La conclusion de cet ouvrage est la suivante :
« À un âge où la plupart des gens abandonnent, Dick est enthousiaste à propos des images qu’il lui reste à faire.
“Moi ? Arrêter ?”
Steinheimer s’interrompt, son regard fixé à l’horizon, là où les rails et le ciel se rencontrent.
“Je ne pense pas que les gens devraient arrêter de faire ce qu’ils aiment” »
Je me souviens avoir lu cette phrase à la fin de l’année 2019. Et elle m’a marqué au point de planifier quelques projets l’année suivante dont un dénommé « errances photographiques ». J’avais comme seul fil directeur une chose simple : sortir de ma zone de confort. Je devais dépasser mes schémas traditionnels de prise de vue qui consistaient à reconnaître et identifier le matériel.
Plus facile à dire qu’à faire tellement mon œil a été formaté au fil des années ! Et pour cause : le wedgie est fort plébiscité sur les réseaux sociaux et le web. De plus, mon métier de conducteur de train fait qu’inévitablement je distingue, je lis l’aspect technique d’une scène ferroviaire avant son côté artistique.
Je suis donc allé faire des photos sous la pluie, dans le brouillard, de nuit ou dans les faubourgs de Londres. Puis est arrivée la pandémie mondiale de la COVID qui a interrompu la démarche en cours. Mais j’avais retrouvé les sensations et le plaisir d’imaginer. Une fois de plus, Steinheimer m’avait sorti d’une impasse créative.
En conclusion
Pour conclure ce premier billet, je vais reprendre les mots de Jeff Brouws : « le fait que Steinheimer n’ait pas arrêté des sujets ferroviaires malgré l’extinction de la traction vapeur est une caractéristique qui rend son travail fondamentalement différent de celui des autres [photographes]. Ce n’est pas qu’il n’aimait pas la vapeur, au contraire, il était triste de sa disparition. Mais son intérêt pour l’univers ferroviaire lui faisait voir la situation dans son ensemble : les chemins de fer ne se résument pas au seul matériel moteur. Les photographes doivent s’adapter ou abandonner. »
Vous l’aurez compris, Steinheimer n’a pas juste influencé ma façon de prendre les trains en photo. À plusieurs reprises, il m’a redonné la « foi » et m’a permis d’aller au-delà de la documentation d’un sujet spécialisé. La photographie est devenue une échappatoire créative et un moyen d’expression fort. Dans un second billet, je reviendrai en détail sur des aspects plus précis de la démarche et de la technique de Steinheimer. Je vous montrerai comment il peut vous aider à alimenter votre regard.
L’exploration du travail de Richard Steinheimer n’est pas terminée puisque le Center for Railroad Photography and Art (CRPA) a acquis en 2022 une grosse part de sa production. Plusieurs dizaines de milliers de diapositives et tirages datés des années 70 font maintenant partie des collections du centre. Cela augure de belles surprises et découvertes dans les prochaines années !
Une réponse
Intéressant, je m y retrouve partiellement dans la démarche !