Dans un premier billet, je vous ai présenté l’artiste américain Richard Steinheimer. Je vous ai raconté comment son travail et sa démarche m’avaient guidé dans des moments de doute créatif. Bien qu’il ait sévi le long des voies ferrées de l’ouest des États-Unis de 1950 à 2000, son approche de la photographie ferroviaire reste moderne et utilisable à une échelle planétaire. Je vous propose de découvrir comment s’en inspirer aujourd’hui.
Le texte que vous avez sous les yeux est le fruit de plusieurs lectures dont vous pourrez retrouver les références en bas de page. Je remercie Shirley Burman de m’avoir autorisé à partager le travail de son mari. Voici donc une série de « leçons de photographie ferroviaire » destinée à développer notre regard sur l’univers des chemins de fer.
Placer le train dans son environnement
Un des grands traits de la démarche de Steinheimer est de dépasser l’aspect documentaire de notre hobby, de ne pas se limiter au seul matériel roulant. Il a cherché à contextualiser les convois, ce qui l’a conduit à prendre conscience de l’environnement et des paysages traversés par les voies ferrées. Dans certaines images, on a l’impression que le train est un prétexte à faire des vues de montagnes ou de déserts, le train en lui-même passant au second plan.
Steinheimer avait un immense respect du milieu naturel et il trouvait son inspiration dans les peintures japonaises ainsi que la photographie ferroviaire de ce pays. Jeff Brouws précise qu’il appréciait dans l’approche nipponne « la représentation de l’insignifiance de l’être humain rendu minuscule par les bienveillantes forces naturelles ».
Cette approche l’a conduit à donner de l’importance à tout ce qui entoure les infrastructures, et en particulier les différents biotopes. Attention, je ne parle pas des clichés du type « carte postale » où la grandeur des paysages est mise en valeur de manière assez classique. Steinheimer a toujours cherché à capturer l’essence des choses et placer le chemin de fer dans un contexte plus vaste (géographique, sociologique ou émotionnel) et pas forcément esthétique. Cette vision est promue par le Center for Railroad Photography and Art avec le concept de « railroad and the art of place ».
J’anticipe les commentaires du style « oui, mais les plaines de la Beauce ne sont pas les Montagnes Rocheuses américaines ». À première vue, cette approche peut être difficile à se concevoir dans des zones géographiques sans particularités géologiques. Pourtant, le simple fait de se poser la question « comment puis je représenter l’environnement ferroviaire à l’endroit où je me trouve ? » apporte une ouverture d’esprit créative non négligeable. La grandeur de la nature n’est pas que dans l’ampleur de ses reliefs ou la beauté de ses paysages. Les arbres, les fleurs ou même les herbes sèches sont des éléments à part entière de contextualisation. Sur ce sujet, je suis d’avis que l’étude des approches des photographes japonais est une fascinante source d’inspiration et de réflexion.
Ce cliché est le parfait exemple de l’importance donnée à la nature dans les photographies de Steinheimer. Si on regarde de près, la végétation cache une partie du train et quelques wagons sont visibles. Certes, on reconnaît le nom de la compagnie ferroviaire, mais l’intérêt n’est clairement pas là.
Le vrai sujet, c’est le caractère austère du paysage traversé par la voie ferrée. Cette image illustre parfaitement les défis relevés par les constructeurs et ce que le chemin de fer doit endurer pour faire tourner la machine économique d’un pays.
L’environnement ferroviaire est parfois marqué (défiguré ?) par l’activité humaine. Illustrer le chemin de fer dans son milieu, c’est aussi mettre en lumière ce fait. De plus, le temps donnera une valeur supplémentaire à ce cliché puisque les modèles de voitures disparaîtront. Ces carcasses rouillées sont les témoins d’une époque révolue (synonyme d’une certaine abondance), au même titre que le train à vapeur en arrière plan.
Le facteur humain
C’est une évidence, les trains ne roulent pas (encore) seuls. La machine ferroviaire a besoin de femmes et d’hommes pour fonctionner. Et c’était d’autant plus vrai à l’époque où Steinheimer a pratiqué la photographie. À cette période, des milliers d’individus assuraient le bon déroulement des opérations, des grands centres urbains jusqu’à la gare de campagne la plus reculée.
Le facteur humain était donc une part majeure de l’environnement des chemins de fer, au même titre que les paysages traversés. Steinheimer l’avait bien compris et utilisait ses images pour représenter les cheminots, mais aussi toutes les personnes impactées par le train (les voyageurs ou même des passionnés). Pour Brouws, Stein avait une véritable empathie et cela a donné une force émotionnelle à ses clichés qui ont marqué les esprits à l’époque.
J’ai abordé ce thème dans un billet spécifique où j’explique la difficulté que j’ai quand il s’agit d’inclure une dimension humaine dans mes travaux photographiques. La défiance du public face à l’objectif d’un appareil au nom du « droit à l’image » rend cet exercice compliqué en ce début de vingt et unième siècle. De plus, la recherche d’économies a poussé les compagnies à supprimer le plus de personnel possible. Les occasions de faire des images sont donc moins nombreuses. Pourtant, nous devons essayer d’humaniser nos clichés afin de créer un lien émotionnel avec le lecteur. À ce titre, l’examen minutieux de l’approche de Steinheimer apporte des pistes à explorer.
Le brouillard est un élément qui permet de donner une aura particulière à une scène. Il apporte une sorte de mystère à ce qui est photographié. Autant dire que sans la présence de ce personnage, le cliché aurait (déjà) été superbe (la locomotive, les baraquements).
Le fait d’ajouter ce cheminot donne une tout autre dimension à la photographie. On s’identifie en quelque sorte, on ressent la dureté des conditions météorologiques et la difficulté de travailler dans ces conditions.
Sur ce cliché, Steinheimer a mis en image un jeune passionné de train qui observe le dernier passage du California Zephyr à Fremont, Californie, le 17 mars 1970.
La composition de l’image avec le train qui s’en va et l’attitude de ce personnage renforce l’impression de « dernière fois ». Sur le tirage, Steinheimer avait écrit « triste journée ».
Faire des photos quand les autres ne sortent pas
Avec la contextualisation du chemin de fer, une exploitation d’une météorologie difficile constitue une marque de fabrique de la démarche photographique de Steinheimer. Il a dit à ce sujet : « mes meilleurs clichés ont généralement été le fruit d’un travail dans des conditions de prise de vue éprouvantes ou à l’issue d’une bataille féroce avec les éléments ». Il considérait que c’était même un paramètre de réussite, une véritable croyance. Il était d’ailleurs une exception dans le paysage américain puisque les passionnés sont réputés de ne quitter leur voiture que de quelques dizaines de mètres !
Sous la neige ou la pluie, de nuit, « c’est là que les bonnes images naissent » a expliqué le photographe américain. Tenter des vues improbables ou simplement envisager de sortir quand les conditions météo ne sont pas habituelles (comprenez sans soleil), voilà un exercice qui est contre-intuitif. Et qui n’est pas évident ! Car cela demande un minimum de connaissances techniques pour exploiter au mieux les différentes opportunités. Souvent, la lumière est faible et l’utilisation d’ISO élevés ou d’une vitesse de déclenchement lente s’avère nécessaire. Ou bien, on doit favoriser les sujets statiques : des « portraits » de locomotives ou des infrastructures.
Même si le résultat n’est pas toujours à la hauteur, de telles sorties boostent la confiance en soi et alimentent notre regard créatif. Et quel plaisir de se savoir le (ou la) seul(e) sur le terrain, à pratiquer notre hobby préféré !
Les conditions climatiques difficiles sont particulièrement bien mises en valeur sur ce cliché. C’est une simple vue statique où la composition donne toute sa place à un conifère couvert de neige. Les wagons qui occupent ce petit faisceau ne sont plus que des formes fantomatiques qui disparaissent progressivement dans le brouillard.
Ce cliché est probablement le plus connu de tous ceux de Steinheimer. Nous sommes de nuit, pendant la pleine lune, et le photographe s’est placé sur une autre locomotive. Plusieurs essais ont été nécessaires avant d’arriver à ce résultat saisissant. Ce genre d’image n’avait jamais été tenté précédemment. Il fallait expérimenter sur une grande échelle et cela a payé !
Vous pouvez voir une locomotive électrique surnommée Little Joe qui circulait dans les montagnes du Nord-ouest des États-Unis. Cette image est extraite d’une série de vingt-quatre réalisée sur une pellicule Kodak Tri-X.
Faire face au soleil
Se placer face au soleil est une caractéristique des productions de Steinheimer que j’ai rapidement remarquée. Je me rappelle m’être fait la réflexion suivante à plusieurs reprises : « mais les côtés des wagons et de la locomotive sont dans l’ombre ». Cela a été une véritable révélation pour moi tellement ce geste est contre nature ! Je me souviens d’avoir eu une gêne presque physique lors de mes premiers essais en la matière !
En étant en contre-jour complet, le photographe joue avec les zones d’obscurités et de lumières. Les tirages qui en résultent sont contrastés avec des surfaces sombres et claires bien définies. Le type de locomotive n’a alors plus d’importance, le graphisme et le ressenti artistique deviennent les sujets principaux.
Ce positionnement devant le soleil (ou d’une source d’éclairage puissante) provoque de fortes différences. Un traitement monochrome intensifie ce « contraste tonal » enseigné dans les cours de Photographie. Cela rappelle que faire du noir et blanc avec un appareil numérique couleur garde toute sa pertinence, même en 2023.
La position du photographe face au soleil a créé un cliché très graphique. Le train devient un trait dans un décor irrégulier. La géométrie rationnelle humaine en opposition à l’aléatoire de la nature : nous avons là un bel exemple de réflexion sur les relations de notre espèce avec son environnement.
Ce cliché est un des plus connus de Steinheimer et une galerie de New York l’a mis en vente. Le contre-jour renforce le côté difficile de la circulation ferroviaire dans cet environnement hostile. Notez la délicatesse de l’ombre du train et du panache de fumée dans la neige !
Dans son livre, Jeff Brouws raconte le contexte épique qui a conduit à la réalisation de cette image (des températures glaciales, une voiture à la limite de l’épave au chauffage inexistant, un « coup de poker » pris en partant à la poursuite du convoi…).
S’approprier son cliché
Avant d’être photographe dans de grandes entreprises de la Silicon Valley, Richard Steinheimer a travaillé plusieurs années comme photojournaliste d’une gazette d’un comté au nord de San Francisco. Cette expérience a modelé son regard et sa façon de « fabriquer » des images. Cela se caractérise par une attention particulière portée au moment du tirage, en assombrissant certaines zones ou en éclaircissant d’autres. L’objectif final est de produire une illustration à fort impact. Il en a donc fait de même avec ses créations ferroviaires. Brouws admet cependant que la qualité des clichés à l’origine ne justifiait pas de tels traitements.
Une autre spécificité que Steinheimer a hérité de son passé de journaliste : le recadrage. Beaucoup d’auteurs présentent leurs travaux avec les marges des pellicules, dans le but de montrer que la photo était réussie « dès le déclenchement ». Steinheimer, lui, cadrait souvent un peu large afin de se laisser le loisir de recomposer lors du tirage. En toute fin de son livre, Brouws avoue avoir vu plusieurs images recadrées de différentes façons dans ce qu’il a pu constater dans les archives de Steinheimer. Une partie de celles-ci sont dans les collections du CRPA, nous aurons peut-être une illustration de cette originalité à l’avenir ?
Même si la grande majorité de celles et ceux qui pratiquent la photographie ferroviaire aujourd’hui ne le fait pas pour une publication journalistique, je pense que nous pouvons nous approprier ces particularités techniques :
— recadrer : voilà un exercice enrichissant d’un point de vue créatif. À partir d’un cliché, il suffit de tester différentes compositions avec des rapports différents (carré, 3:2 ou 6:1). Adobe Lightroom facilite cet exercice avec la possibilité d’assombrir la partie de l’image qui n’est pas recadrée ou bien d’afficher des guides (règle des tiers ou nombre d’or).
— post-traiter, renforcer des zones de l’image pour travailler les tons. Une multitude de logiciels permettent de faire ces modifications. J’y vois là une étape importante dans son affirmation en tant que photographe. Il s’agit de s’approprier pleinement une image pour traduire son ressenti.
Cette dernière opération est simple à envisager en photographie noir et blanc, mais elle est aussi concevable en couleur, en employant des virages (traitement croisé par exemple). Mais attention, il faut de la consistance pour générer un style (j’y reviens dans le paragraphe suivant) et ne pas abuser des réglages à notre disposition !
La falaise sur la gauche a manifestement été rendue sombre lors du tirage. Cette masse noire apporte de la profondeur et de la force à l’ambiance globale. L’image a un impact nettement plus important et sort le sujet d’un simple cliché d’un train de marchandises circulant au fond d’un canyon.
Le premier plan a été assombri de façon évidente. Peut-être s’agissait-il de cacher des choses peu esthétiques ou qui risquaient de perturber le regard du lecteur ? Ou tout simplement, l’auteur voulait créer une zone obscure pour répondre à la grandeur du ciel.
Dans le cliché, le cheminot n’est plus qu’une silhouette placée à un des points forts de la composition. Le lecteur réalise la petitesse de l’ouvrier dans ce travail.
Les mini-séries
Dernier sujet intéressant, Steinheimer a eu des thèmes de photos qu’il a poursuivis sur toute sa carrière : des portraits de machines et des « location signs » (certains points particuliers du réseau — des jonctions ou des évitements — étaient repérés par des pancartes avec un nom, et non un kilométrage comme en Europe). Ce détail montre l’importance d’avoir un fil conducteur, d’explorer des projets sur plusieurs années… ou toute une vie !
Cet exercice à lui seul permet de dépasser les normes tacites de la photographie ferroviaire classique. Le côté documentaire peut exister (par exemple pour réaliser l’évolution des outils ou de l’environnement) tout en cohabitant avec une véritable démarche artistique. Cela peut être un moyen de personnaliser son approche et d’ériger son style. Mais attention, il faut de la constance, de la longueur, et pas juste quatre ou cinq photos prises en attendant le passage du prochain train.
En ce qui me concerne, le « chemin de fer dans les détails » et « les mains au travail » sont deux thèmes que j’explore depuis plusieurs années. J’ai partagé certaines séries dans ce blogue.
En Conclusion
La vie de Richard Steinheimer et son approche de la photographie ferroviaire nous apprennent qu’on peut être passionné, apprécier une sortie le long d’une voie ferrée, et pourtant apporter sa vision du monde des chemins de fer.
Dans les premières pages du livre « A passion for Trains », Jeff Brouws indique qu’au moment des débuts de Steinheimer, les photographes ferroviaires étaient majoritairement dans une démarche de documentation et non d’interprétation. Et que Steinheimer a transgressé cette tradition. Il précise qu’il « utilisait toutes les propriétés de la Photographie pour illustrer au mieux un sujet réputé sans intérêt (la traction diesel comparée à la traction vapeur) : les formes graphiques, le contenu et les rapports d’échelles ; les dialogues des différents tons d’un tirage monochrome, les compositions et les angles de prise de vue inhabituels ; les effets particuliers des flous filés ; l’impact de la météo et de l’obscurité ; et même la puissance narrative (raconter une histoire) du médium photographique. »
Vous avez là une liste exhaustive pour conclure ce deuxième billet. Vous possédez désormais des outils pour tracer votre chemin personnel en fonction de ce qui vous plaît le plus. N’ayez pas peur d’être vous même, de ne pas vous reconnaître dans ce que d’autres font, notamment si elles ou ils sont populaires. Osez essayer des choses qui sont nouvelles pour vous, même si au final vous ne les trouvez pas convaincantes. L’originalité et la sincérité des approches des uns et des autres enrichiront notre passion commune.
Quelques références de livres évoqués dans ces billets
A Passion for Trains : The Railroad Photography of Richard Steinheimer
Auteurs : Richard Steinheimer, Jeff Brouws ; Éditeur : W. W. Norton & Company (30 novembre 2004) ; 192 pages ; ISBN-10 : 0393057437 ; ISBN-13 : 978-0393057430
Backwoods railroads of the West
Auteur : Richard Steinheimer ; Éditeur : Kalmbach Pub. Co (1er janvier 1964) ; 177 pages
Done Honest & True: Richard Steinheimer’s Half Century of Rail Photography
Auteurs : Richard Steinheimer, Ted Benson ; Éditeur : Pentrex (1 mars 1999) ; 96 pages ; ISBN-10 : 1 563 420 112 ; ISBN-13 : 978-1563420115
Wheels Rolling-West: A Photographic Salon of Western Railroading
Auteurs : Dave Styffe, Ted Benson ; Éditeur : Westrail Publications (1er juin 1978) ; 80 pages ; ISBN-10 : 0960246606 ; ISBN-13 : 978-0960246601
Les images illustrant cet article ont été faites par Richard Steinheimer et sont reproduites grâce à l’aimable autorisation de sa femme Shirley Burman. Les règles habituelles Creative Common ne s’appliquent donc pas ici.